Pourquoi ?

 

Pour la première fois dans l’histoire, c’est la séduction qui opprime et non pas la violence. Comment ne céderait-on pas à un spectacle dont le flux occupe votre intériorité tout en vous procurant délassement et plaisir ? Ce flux n’a d’autre sens que son propre mouvement, et ce mouvement est assez entraînant pour susciter une disponibilité passive qui a reçu l’étiquette de « cerveau disponible ». Cet organe immatériel (je n’ose dire inorganique) est greffé sur nos corps comme une bouche dont l’avidité ne cesse d’être excitée.

Cette avidité fonctionne sur la privation : il ne s’agit surtout pas de la satisfaire mais de la leurrer encore et encore afin de la rendre insatiable. L’étrange est que cet appétit ressemble à celui de la connaissance alors qu’il en est la caricature.

(Bernard Noël, À bas l’utile, 2010)

 

Ce blog part de l'urgence où nous nous trouvons de défendre, dans la profusion de nos écrans et de ceux des digital natives (belle illusion), une lecture dense, source de sens, de profondeur, de plaisir à plonger dans la complexité du monde ou d’explorer la nature des rapports qu’on tisse avec lui – et ce dans la pratique hebdomadaire de la discipline « français ».

Et pour ce faire, inviter non pas à "consommer" ce qu'on trouve sur Internet, mais à y contribuer. Devenir des auteurs en puissance.

Il nous faut contourner l’appareillage technique et les habitudes scolaires qui font de l'écriture à l'école une véritable panique, assortie de points rouges, jaunes, vert ou vert foncé... Au point qu'on a fini par l'appeler "production d'écrit", comme si l'on parlait d'une industrie soumise à la rentabilité.

Qu'avons-nous à proposer en classe, face à cette culture intrinsèquement mercantile des "réseaux", devenue une norme si écrasante pour des individus en quête de repères humains ?

Comment répondre à une frustration permanente, à cette détresse chaque année de plus en plus cruellement ressentie : à moins de quinze ans, pour m’affirmer, je me retrouve seul devant 300 "amis" (que je n'ai pas eu le choix d'appeler autrement, c'est le réseau qui le veut) sans pour autant savoir ce que dans ce monde là je vaux : comment me découvrir autrement que par une mise en scène d’un « profil », d’un « avatar », d’un « mode ceci » ou « mode cela », tous interchangeables ? Tout le monde a compris que les mot « personnalisable », par exemple, sonnait creux : on a déjà prévu les limites de cette personnalisation, elle est déjà transformée en algorithmes, en simulacres de choix qui ne sont en fait que des sélections d'une bouillie pré-digérée. Et pourtant, c'est d'abord à ce remplissage dérisoire qu'on voit des élèves se livrer dans le "profil" de leur email, avec des petites icônes qui s'agitent, en guise de personnalité...

Il est pourtant possible d’intégrer l'exigence d'une densité singulière, d'une véritable "originalité", d'une autorité au sens strict (celle qui fait qu'on parle en "auteur") en écrivant DANS le numérique : tenter de concilier deux mondes qui tendent à être perçus comme de plus en plus distants, plutôt que d’opposer l’un à l’autre (« tout ça c’est la faute au SMS, à Facebook, à Internet, à… etc.) , de déplorer un « niveau qui baisse » et tenter d’inculquer de force des « règles » que les pratiques sociales invalident quotidiennement : je voudrais que mon enfant lise des vieux livres comme moi je l'ai fait, mais je ne lis plus jamais un livre devant lui depuis dix ans...

À l’heure des premiers blogs, beaucoup d’élèves ouvraient leur Skyblog pour tenter d'exister dans les voix de la radio, qui existait encore, et faute de savoir quoi y mettre, finissaient par abandonner. Facebook, puis Instagram ou TikTok ont normalisé ce qu'on allait pouvoir mettre... la même envie d’avoir quelque chose à dire, ou pire, d'être quelque chose au milieu de ce flux incessant de pseudo-tests, ou de déclarations indignées sur Twitter... Alors la distraction se met à sentir l'ennui, comme si le vide et l’indifférenciation des informations laissaient percevoir un vide à combler… Les Memes se mettent à n'exister que par leur capacité à introduire plus de cynisme encore – à signaler à quel point on peut aller plus loin encore dans l'ironie. Tout n'est plus qu'affaire de posture, d'incapacité délibérée à être : il faut sans cesse être "à côté", être en train d'en rire, de se distinguer par son incapacité même à trouver l'empathie.

Aussi nous faut-il investir le terrain. Si circule un lien de collégien invitant à aller parcourir un texte qu'il a écrit plutôt que "partagé", alors l'écran aura été très utile. Pour cela, admettre qu’à l’école, on puisse commencer par vraiment écrire : ancrer régulièrement l’écriture des élèves dans l’immédiat présent, dans les frictions de la grande ville, dans les territoires qu’ils traversent, avec ce qu’ils sont/font (ou pas) à Bangkok : écrire "avec de soi" .

La ville étouffante oblige à réfléchir à notre présence en son sein, pousse à nous questionner sur la place qu’on y prend, sur ce qu’elle nous prend aussi. L’école s’y inscrit au milieu d’une série de parcours : en une journée, qu’est-ce qu’elle me propose pour parler (vraiment) de moi (non pas raconter ma petite journée, mais me découvrir (ouvrir des portes sur ma profondeur, ma complexité, les rapports que je tisse avec les autres, me mettre en situation d’avoir des bonnes questions plutôt que des réponses prévues ou prévisibles) ?

Pour autant il ne s’agit absolument pas de favoriser un étalage sentimental, une mise en scène de l’ego, du privé, de donner l’occasion de faire l’important : plutôt mettre en contact direct avec l’exigence et le décalage salvateur que mettent en jeu des textes littéraires (la « réflexion » non pas comme activité intellectuelle qui passerait par l’assimilation de concepts abstraits, mais comme activité tactile, comme exploration spéculaire).

Postuler en classe qu’écrire peut servir à autre chose que « faire passer un message » ou « faire passer un bon moment » au lecteur agréablement distrait par une petite histoire bien tournée ; faire éprouver qu’écrire est une recherche, une découverte, que l’activité en elle-même génère son propre intérêt ; faire de la densité et de la difficulté du langage un outil de travail de soi, autant qu’une arme contre les rhétoriques qui envahissent le monde de la (fameuse) communication sur, contre l’étouffement dans des paroles (ou des cours…) prévisibles, contre l’indifférence et la barbarie .

"L’inertie seule est menaçante. Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance" – Saint-John Perse, Discours de réception du Nobel.

S’il ne s’agit pas non plus de faire croire à chacun qu’il est poète à bon compte, on peut à tout le moins l’inviter à en explorer quelques postures, à voir par quels chemins on peut éventuellement, si on s’y met vraiment, le devenir, et s’y essayer, en tant que sujet hésitant, plutôt que de décréter d’avance ce qu’est supposée être « la poésie » (voir aussi le texte de Francis Ponge dans Le Parti pris des choses, où il est question de « secouer la suie des paroles »). En bref, plutôt que de l’expliquer en boucle, la littérature, et d’affronter quotidiennement la question « c’est ça qu’il FAUT faire, m’sieur ? », essayer de faire sentir tout ce qu’elle PEUT faire pour nous (si nous aussi on fait quelque chose pour elle).

Une des « réponses » au vide des distractions en boucle, ou plutôt l’un des outils privilégié de ce questionnement, passe donc par l’exercice de la littérature, et par une prise de risque délibérée, où c’est la langue elle-même qui nous sert de protection : « si on ne va pas au plus haut lieu de risque, on n’aura fait qu’ajouter à la masse morte des mots » (François Bon). Cet exercice de la langue aujourd’hui ne peut plus se limiter au papier pour des élèves qui n’y consacrent qu’un temps très court, absorbés par le multimédia.

En somme, donner dans nos écrans une place à l’écriture créative :

  • pour donner du sens à notre présence en un lieu qu’on apprend à reconsidérer ;
  • pour apprendre à fonder sa propre existence dans une relation attentive à la langue (« j’écris pour me parcourir », Henri Michaux) ;
  • pour tisser un lien entre « le cours » de français et l’immédiate présence des êtres et des choses qui nous entourent,
  • pour s’approprier des textes du répertoire, y compris moderne et contemporain, où se joue la même curiosité d’être au monde que celle qu’on mobilise en se concentrant sur ce qu’on a à écrire.

Faire régulièrement du cours de français un moyen plutôt qu’une fin, en y intégrant l’écriture numérisée, à plusieurs voix, et exploiter les possibilités d'être un "je" qui a quelque chose à dire, au milieu de tous ces tristes "jeux" (ces prises à partie imbibées de colère) dont nos réseaux sont devenus les symptômes, et tenter de réintroduire un décalage.